Modern Martha

1. Quelle place pour Martha Graham dans la modernité en danse ?
Deux vagues de modernité
Laurence Louppe, historienne française de la danse, distingue deux vagues de modernité.
La première vague inclut des chorégraphes-pédagogues qui innovent et codifient de nouvelles approches. C’est l’époque des “maîtres” de la modern dance et des techniques formelles qui tendent à faire système et s’institutionnalisent : Duncan, Denishawn, Horton, Graham, Humphrey-Weidman/Limón, Dunham, Primus puis Nikolais, Cunningham…
La deuxième vague de modernité, dans la deuxième moitié du 20e siècle, est marquée par des chorégraphes refusant la codification et les formes établies. Plutôt que de fonder des écoles ou des techniques, ces chorégraphes privilégient le processus créatif sur le développement d’un langage, d’un vocabulaire.
Martha Graham est une figure centrale de la 1ère vague de modernité en danse, à l’origine d’un langage unique, probablement celui qui a le plus perduré. Cette révolution en mouvement s’est épanouie dans les années 1930-40, et a ouvert la voie à une expression plus intime, humaine, mais aussi plus radicale.
Un seul et même mouvement révolutionnaire : de la modern dance à la danse contemporaine
Comme le développe L.Louppe dans Poétique de la danse contemporaine”, le projet moderne puis contemporain de danse est la “découverte d’un corps recelant un mode singulier de symbolisation, étranger à toute grille constituée”
Derrière chaque geste est un “arrière-monde”, une histoire intime sans tradition. Loin d’être un vide, c’est un espace ouvert à la naissance de gestes inédits qui, même si minimalistes, possèdent une charge dramatique et émotionnelle intense que L.Louppe désignera comme une “poétique du mouvement”. La danse se pense alors comme un art autonome capable de signifier en elle-même l’action, la conscience du sujet dans un monde où le danseur·euse ne dispose de rien de plus que elle/lui-même.
Si la 2ème vague de modernité semble moins formaliste, elle reste profondément marquée par la 1ère dont elle prolonge l’élan révolutionnaire. Autrement dit, on retrouve aujourd’hui des caractéristiques communes dans des approches comme le Gaga (1998) ou encore Practice de Yuval Pick (2000). Ces pratiques illustrent l’épanouissement du mouvement comme un espace d’expérimentation basé sur l’exploration sensorielle et l’ouverture des possibles, plutôt que sur la recherche d’une virtuosité académique ou la préservation d’une tradition.

ABC Radio National. (2016, June 21). Mr Gaga: Ohad Naharin and the Batsheva Dance Company [Radio broadcast]. Australian Broadcasting Corporation.
L’exemple du Gaga comme une héritier lointain de Graham
Le Graham, se diffusant dans le monde, a contribué à faire émerger d’autres courants, post-modernes ou contemporains. C’est le cas du langage Gaga, développé par Ohad Naharin, au sein de la compagnie Batsheva. Invité par Martha Graham dans sa compagnie à NY, ce dernier s’intègre, malgré lui, dans l’héritage de la chorégraphe. Gaga, comme d’autres formes de danse créées à partir de la deuxième moitié 20ème siècle, n’engendre pas de formalisation ou codification strictes (contrairement à la Technique Graham). Le langage Gaga se concentre sur des éléments contemporains tels que “l’auto-stylisation, l’identification et la restructuration des schémas de mouvements habituels, […] le renforcement des capacités d’improvisation et de création de mouvement du danseur” (Foultier, 2021). La technique se développe dans des cours en grande partie improvisés où professeur·e et danseur·euses évoluent ensemble dans un flux continu.
2. Une modernité occidentale en question
Outil de diplomatie culturelle et d'impérialisme
Le travail de Martha Graham, parfois centré sur l’identité américaine ou sur la mythologie grecque, s’inspire librement de récits et d’esthétiques non-occidentales, parfois issus de cultures marginalisées, tout en leur donnant une forme moderne et contemporaine qu’elle réécrit d’après son propre prisme. C’est le cas de Primitive Mysteries (1931), qui puise dans des symboles et rituels supposément primitifs, ou encore Appalachian Spring (1944), représentant une Amérique rurale où l’histoire des peuples natifs est presque effacée. La Technique Graham est elle-même inspirée de nombreuses pratiques d’origines asiatiques, -comme le yoga ou encore les postures des danses indiennes et birmanes- dont Martha Graham fit l’expérience directe lorsque la Compagnie Graham effectue une tournée en Asie en 1955, financée par le Fond d’urgence pour les affaires internationales créé par le président américain Eisenhower en 1954.
La première vague de modernité se crée autour d’enjeux d’appropriations culturelles, depuis les pionnières Ruth Saint-Denis ou Isadora Duncan qui ont forgé leur danse autour de traditions orientales et asiatiques, et dont l’héritage teintera les créations chorégraphiques.
De plus, ces dynamiques culturelles et rapports de pouvoir se sont particulièrement révélées durant la Guerre Froide, où la danse a été mobilisée comme un outil de diplomatie culturelle.
Dans ce contexte, les danseurs et chorégraphes occidentaux ont été investis du rôle de représentants d’un modèle libéral et démocratique, participant ainsi à la diffusion d’une vision du monde imprégnée des logiques impérialistes de l’époque.

Primitive Mysteries (1931): Martha Graham and Dorothy Bird, From the collection of: Martha Graham Center of Contemporary Dance
Katherine Dunham, une figure longtemps négligée
D’après Gillian Rhodes, la discussion autour de la danse porte souvent sur la danse-art (“concert dance”) occidentale, une danse jugée digne d’être sur scène et faisant l’objet de nombreuses recherches et légitimations. Il s’agit du ballet, des styles modernes et contemporains.
Elle soulève en ce sens les quatre points suivants :
1/ Les origines ‘problématiques’ de la danse moderne liées à des idées exotisées d’autres cultures et à l’appropriation.
2/ La présomption persistante de la qualité intellectuelle et artistique supérieure de la danse-art occidentale, y compris la danse contemporaine.
3/ Le contrôle exercé sur qui doit et peut pratiquer la danse-art occidentale, y compris la danse contemporaine.
4/ La façon dont les versions non occidentales de la danse contemporaine sont systématiquement qualifiées de fusion.
Un exemple frappant de ces dynamiques est la place de Katherine Dunham dans l’histoire de la danse. Parce qu’elle incorporait des éléments des danses afro-caribéennes et des pratiques culturelles noires, son approche a souvent été cantonnée à de l’anthropologie ou de l’”ethnographie performée”. Pourtant, ses projets, contributions fondamentales à la danse moderne, “[ont] réveillé une mémoire culturelle à travers la danse qui, aux États-Unis, était restée en sommeil, incomprise au mieux et utilisée comme fourrage stéréotypé pour les ménestrels au pire.” (Osumare, 2010, p.3). Perçu sous ce prisme exotisant, son travail n’a jamais bénéficié de la même reconnaissance que d’autres figures comme Graham, Humphrey ou Cunningham. Cela illustre bien la façon dont les influences culturelles non-européennes ont été perçues comme inférieures ou moins légitimes dans le canon de la danse moderne.

Katherine Dunham at Villa I Tatti, Florence, Italy, c.1949
L’obsession du Butō en France et son “appropriation” ?
Forme de danse japonaise née dans les années 1950 dans le contexte très spécifique du traumatisme de la bombe atomique, elle a souvent été appropriée par des artistes occidentaux, parfois sans véritable compréhension des contextes culturels et spirituels, parfois en gommant des spécificités culturelles. Cela peut à nouveau interroger sur la manière très occidentale de réinventer et (ré)interpréter les pratiques d’autres cultures tout en occultant des enjeux politiques, sociaux, historiques.
L’enjeu n’est pas tant de condamner les échanges culturels que d’interroger les conditions dans lesquelles ces influences circulent : qui définit ce qu’est le Butō ? Qui en tire profit ? Comment reconnaître les filiations sans effacer les voix des artistes et théoriciens du Butō eux-mêmes ?
Conclusion
La modernité en danse, bien qu’ouverte à de multiples influences et formes d’exploration, reste ancrée dans une histoire et des structures profondément eurocentrées. Ce patrimoine, construit à partir de récits souvent figés, invisibilise certaines voix et perpétue des dynamiques de pouvoir qui façonnent l’accès à la reconnaissance artistique.
Reconnaître cette réalité implique une responsabilité collective : celle de questionner les canons établis, d’interroger les récits dominants et d’ouvrir des espaces où d’autres histoires, d’autres esthétiques et d’autres corps puissent pleinement exister. Il ne s’agit pas seulement de diversifier les représentations, mais bien de repenser en profondeur la manière dont la danse est enseignée, transmise et légitimée.
Ainsi, pour s’affranchir d’une vision figée et excluante de la danse contemporaine, il est essentiel d’en renouveler les discours et les pratiques. Comme le souligne Gillian Rhodes, “nous devons examiner d’un œil critique la manière dont nous voyons, écrivons et discutons de la danse contemporaine et, à partir de cette prise de conscience, trouver de nouvelles façons de travailler, d’écrire et de jouer.”
· bibliographie ·
Louppe, L. (2004). La danse contemporaine : naissance d’un projet. Poétique de la danse contemporaine (p. 43-57). Contredanse. https://shs.cairn.info/poetique-de-la-danse-contemporaine–9782930146232-page-43?lang=fr.
Galili, D. F. (2015). Gaga: Moving beyond Technique with Ohad Naharin in the Twenty-First Century. Dance Chronicle, 38(3), 360–392. https://doi.org/10.1080/01472526.2015.1085759
Foultier, A. P. (2021). The Phenomenology of the Body Schema and Contemporary Dance Practice: The Example of “Gaga.” Journal of Aesthetics and Phenomenology, 8(1), 1–20. https://doi.org/10.1080/20539320.2022.2052618
Gillian Rhodes, Why Contemporary Dance is Colonial, February 13, 2024, https://gillianrhodes.com/why-contemporary-dance-is-colonial/
Halifu Osumare, Dancing the Black Atlantic: Katherine Dunham’s Research-to-Performance Method. (2010). AmeriQuests, 7(2). https://ejournals.library.vanderbilt.edu/index.php/ameriquests/article/view/165