đŸ‡«đŸ‡· Martha et l’ «Orient»

Martha

et l’ «Orient»

Une perspective pour la pratique croisée cet automne

« La Technique Graham  est un melting pot, comme les États-Unis. Vous ne trouverez pas dans un cours quelqu’un qui dit que Martha Graham a inventĂ© quelque chose. » 

– Tancredo Tavarez, professeur de Technique Graham

« Elle a explorĂ© la dĂ©finition de soi Ă  travers sa relation Ă  l’orientalisme et la terre amĂ©ricaine. » 

– Geduld, 2010, p51

Au dĂ©but de sa carriĂšre, Martha Graham poursuit un double objectif : crĂ©er un art de la danse vĂ©ritablement amĂ©ricain et exprimer une mĂ©moire ancestrale. Pour y parvenir, elle cherche Ă  s’affranchir de deux influences dominantes de son Ă©poque : d’une part, la tradition europĂ©enne du ballet, et d’autre part, la sĂ©duction exotique des spectacles de la compagnie Denishawn, Ă  laquelle elle avait elle-mĂȘme appartenu. Dans cette quĂȘte, marquĂ©e par une tension entre modernitĂ© et ancestralitĂ©, la technique et le rĂ©pertoire de Graham s’inspirent largement des cultures, pratiques et philosophies venues d’Orient.

  1. Influences et premiers contacts  d’« Orient Â» 

Ted Shawn et Ruth St. Denis en 1916.

a. L’impact de la Denishawn

Martha Graham commence sa carriĂšre de danseuse au sein de la Denishawn School of Dancing and Related Arts, une Ă©cole fondĂ©e en 1915 par Ruth St. Denis et Ted Shawn. ConsidĂ©rĂ©e comme un berceau de la danse moderne amĂ©ricaine, l’Ă©cole promeut un mouvement de danse non-balletique « nonballetic dance movement Â» et propose un mĂ©lange Ă©clectique de danses orientales, espagnoles, « primitives », ainsi que des techniques de yoga. Plus tard, des mĂ©thodes de danse moderne dĂ©veloppĂ©es par Laban et Dalcroze y sont Ă©galement enseignĂ©es.

Rapidement, Graham devient instructrice et membre de la compagnie. Elle participe Ă  de nombreux ballets, notamment Xochitl, oĂč elle apparaĂźt dans des numĂ©ros tels que Serenata Morisca, Devidassi (inspirĂ©e des rituels religieux indiens), ou Orientalia, un amalgame de cultures de Chine, CrĂšte, Inde, Siam, Japon, Java et Égypte, dans lesquels elle incarne des apsarases (Baldwin, 2022, p.97). Le flamenco est Ă©galement prĂ©sent dans les spectacles de la compagnie, comme lors de leur performance Ă  Boston en 1925, oĂč un vaste ballet de « danses-transe » mystiques, La Vision de l’Aissoua, transpose Cuadro Flamenco, chorĂ©graphiĂ© par Shawn en 1922, depuis un cafĂ© d’un village gitan en Espagne au dĂ©sert algĂ©rien. (Baldwin, 2022, p114)

Les tournĂ©es internationales de la compagnie, notamment en Orient et en Afrique du Nord, marquent un engagement vers l’exotisme. Cependant, ce travail reflĂšte une pensĂ©e profondĂ©ment orientaliste. St. Denis, en particulier, exploite l’idĂ©e d’un Orient spirituel et mystĂ©rieux, tout en simplifiant et dĂ©naturant la diversitĂ© des cultures qu’elle reprĂ©sente. Cette approche est aujourd’hui perçue comme une forme d’appropriation culturelle. St. Denis elle-mĂȘme, dans un article du troisiĂšme numĂ©ro du Denishawn Magazine, dĂ©crira comment « elle, une jeune fille amĂ©ricaine qui n’a jamais visitĂ© l’Orient, est devenue une « danseuse orientale », ce que l’Orient a signifiĂ© pour elle et pourquoi elle a habillĂ© son message de danse au monde si souvent dans les formes d’art orientales. Â».

b. L’influence du Japon : Michio Ito et Isamu Noguchi

AprĂšs avoir quittĂ© la Denishawn en 1922, Graham trouve son premier emploi Ă  New York dans les Greenwich Village Follies, oĂč elle exĂ©cute des numĂ©ros « pseudo-orientaux ». C’est Ă  cette pĂ©riode qu’elle rencontre Michio Ito, un danseur et chorĂ©graphe japonais. En 1919 puis 1923, il a chorĂ©graphiĂ© et conçu des dĂ©cors pour les Follies ; il arrange alors un numĂ©ro de danse indienne pour Martha Graham. La technique d’Ito Ă©tait construite sur des gestes de base imprĂ©gnĂ©s de la pratique japonaise des « kata, ou formes dĂ©finies. (Baldwin, 2022, p173-174). 

Ito Michio a exercĂ© une influence profonde, quoique rarement mentionnĂ©e sur la technique de Martha Graham (Suquet, p477). L’initiation du mouvement dans la technique de Graham se fait, comme chez Ito, Ă  partir du hara, cette zone situĂ©e prĂšs de la base de la colonne vertĂ©brale, perçue comme le centre du corps. Ce concept (en chinois dantian (äžč et en japonais hara) est Ă©galement un rĂ©servoir d’énergie vitale dans les arts martiaux.

C’est Ă©galement par l’intermĂ©diaire de Ito qu’elle fait la connaissance du sculpteur japonais Isamu Noguchi. Cette collaboration entre chorĂ©graphe et designer de scĂšne, accessoires et costumes durera trois dĂ©cennies. Ensemble, ils ont produit 18 danses originales, dont certains des chefs-d’Ɠuvre de Martha Graham, tels que Appalachian Spring (1944), Night Journey (1947) et Phaedra (1962).

Les influences asiatiques resteront prĂ©sentes tout au long de sa carriĂšre, notamment dans des Ɠuvres telles que A Study in Lacquer et Three Poems of the East (1926), qui seront rechorĂ©graphiĂ©es sous les titres East Indian Poem et Chinese Poem en 1927.

c. L’influence de l’Inde : Yoga et danses indiennes

Le yoga joue un rĂŽle fondamental dans la formation de Martha Graham, une influence qu’elle intĂšgre dans sa technique d’entraĂźnement. À travers son enseignement, elle transforme l’exotisme de Denishawn en une exploration plus intĂ©rieure de la psychologie humaine (Paramguru, 2020). Ses contractions, percussions et autres techniques utilisent l’Ă©nergie autour de la colonne vertĂ©brale, un concept fortement inspirĂ© des pratiques yogiques.

Ses Notebooks rĂ©vĂšlent de nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă  des textes indiens, tels que le Rig Veda, les Upanishads, ou le Kundalini Yoga (Paramguru, 2020, p.51). Vers la fin des annĂ©es 1930, elle se lie d’amitiĂ© avec Rukmini Devi Arundale, figure clĂ© du renouveau du Bharatanatyam, une forme moderne de danse classique indienne.

Bien que Graham ait cherchĂ© Ă  s’éloigner du mimĂ©tisme qui caractĂ©risait la Denishawn, la question de l’appropriation culturelle reste prĂ©sente. Son interprĂ©tation de l’esthĂ©tique et de la philosophie indiennes dans la danse moderne soulĂšve encore aujourd’hui des dĂ©bats.

 

2. Aller voir ailleurs

Martha Graham dans “Appalachian Spring”

a. « Seeking an American Art of the Dance Â»

Pour comprendre les influences et aspirations de Martha Graham, il est essentiel de revenir Ă  son premier essai publiĂ©, « Seeking an American Art of the Dance ». Ce texte contient des rĂ©flexions profondes sur le voyage artistique et la quĂȘte d’une identitĂ© chorĂ©graphique propre aux États-Unis (Baldwin, 2022, p. 269).

Un des thĂšmes centraux de cet essai est le dĂ©passement des « gloires brillantes des anciennes cultures transplantĂ©es » en AmĂ©rique. Graham cite les cultures espagnole, orientale, allemande, ainsi que le ballet russe de Diaghilev, et appelle Ă  s’émanciper de « l’impĂ©rialisme et de l’exotisme faible » (citĂ© dans Baldwin, 2022, p. 269). Pour elle, il ne s’agit pas de reproduire ces formes, mais de les transcender pour forger une danse vĂ©ritablement amĂ©ricaine, ancrĂ©e dans la modernitĂ© et les vastes paysages de son pays.

Ce concept s’étend Ă  l’intĂ©rĂȘt qu’elle porte aux lieux et aux voyages dans son travail chorĂ©graphique. Pour Graham, l’Ă©vocation des lieux Ă  travers la danse permet de construire une « mĂ©moire dansĂ©e », oĂč chaque geste symbolise un aspect du territoire et de l’expĂ©rience amĂ©ricaine. Elle traduit cette immensitĂ© Ă  travers des mouvements amples, symboliques de la vastitude des paysages amĂ©ricains. Elle explique : « Le mouvement de [mon] pays est large. Il est centrĂ©. Le geste surgit du sol. La danse moderne est formulĂ©e dans le rythme de notre Ă©poque, elle est urbaine, elle n’est pas pastorale » (Servian, 2014, citĂ© dans Serol, 2018, p. 7).

b. Tournées en Asie et Moyen-Orient : diplomatie par la danse

En 1955, la Martha Graham Dance Company devient l’une des premiĂšres troupes de danse Ă  participer Ă  un programme de diplomatie culturelle, dans le cadre du Fonds d’urgence pour les affaires internationales crĂ©Ă© par le prĂ©sident Eisenhower en 1954. La tournĂ©e, qui a durĂ© deux ans et demi, commence au Japon et se termine en Iran. Elle visait, entre autres, Ă  renforcer les relations diplomatiques avec des pays d’Asie dans un contexte gĂ©opolitique tendu, marquĂ© par la montĂ©e de Mao en Chine et la crainte de la thĂ©orie des dominos.

Cette mission de diplomatie culturelle utilisait la danse moderne comme vecteur de promotion des idĂ©aux amĂ©ricains. L’Ɠuvre de Graham s’avĂ©rait particuliĂšrement appropriĂ©e pour cette tĂąche : « faisant preuve d’une ingĂ©niositĂ© d’avant-garde, la danse moderne de Graham fusionnait l’esthĂ©tique asiatique avec les caractĂ©ristiques distinctives du paysage amĂ©ricain ». (Geduld, 2010)

c. Orient/Occident : modernités croisées

Il serait rĂ©ducteur d’opposer l’Orient et l’Occident Ă  travers une vision raciste et postcoloniale, qui cantonnerait l’Orient Ă  ses traditions et rĂ©serverait l’avant-garde Ă  l’Occident. À l’Ă©poque de Graham, « les danses traditionnelles indigĂšnes ne sont pas intemporelles Â» (Suquet) ; elles Ă©voluaient elles-mĂȘmes en intĂ©grant des influences occidentales. De nombreux artistes hors Occident avaient des dĂ©marches tout aussi subjectives et complexes que leurs homologues occidentaux.

Regardons notamment le rĂŽle essentiel du modernisme Ă  partir de la seconde moitiĂ© du 20e siĂšcle dans le dĂ©veloppement de l’identitĂ© nationale indienne dans tous les domaines, y compris culturel : « Ă€ l’aube d’une Ăšre postcoloniale, l’Inde redĂ©couvre et renĂ©gocie son identitĂ© nationale. Les danses indiennes classiques sont reconstruites et les formes de danse traditionnelles connaissent un renouveau. Â» (Paramguru, 2020, p43). Rukmini Devi Arundale, figure clĂ© de cette renaissance, rĂ©unit le jeu de jambes de la danse Sadia et la danse expressive des devadasis (danseurs des temples) dans le Bharatanatyam. Cette combinaison du rythme masculin et expression fĂ©minine correspond aux idĂ©es de Graham sur la virilitĂ© rythmique. 

Pratique croisée

Cet automne, à Paris et Ă  Lyon, notre programmation de pratiques croisées invitera Ă  explorer la relation entre la technique de Martha Graham et l’Orient. Flamenco, le Bharata Natyam et Danse Tzigane seront mis en dialogue avec la technique Graham, se complétant et se contrastant dans une exploration de leurs dynamiques communes et de leurs spécificités.

 

Bibliographie 

Baldwin, N. (2022). Martha Graham: When dance became modern. Knopf.

Denishawn. (1925). Denishawn Magazine, 1, n.p. Library University of Illinois at Urbana. https://brittlebooks.library.illinois.edu/brittlebooks_closed/Books2009-04/denishawnmagazin/denishawnmagazinv00001/denishawnmagazinv00001.pdf

GEDULD, V. P. (2010). DANCING DIPLOMACY: MARTHA GRAHAM AND THE STRANGE COMMODITY OF COLD-WAR CULTURAL EXCHANGE IN ASIA, 1955 AND 1974. Dance Chronicle, 33(1), 44–81. http://www.jstor.org/stable/20749313

Gibbs, A. (1947, December 19). Profiles: The absolute frontier – Martha Graham’s mode of dance. The New Yorker. https://www.newyorker.com/magazine/1947/12/27/the-absolute-frontier

Jones, K. (2015). American modernism: Reimagining Martha Graham’s lost Imperial Gesture (1935). Dance Research Journal, 47(3), 51–69. https://www.jstor.org/stable/43966889

Paramguru, R. (2020). Indian classical dance in transnational spaces: Sites of power, privilege, and identity (Doctoral dissertation, Temple University). Temple University Libraries. https://scholarshare.temple.edu/handle/20.500.12613/8582

Perron, W. (2018). Michio Ito (1893–1961). Wendy Perron. https://wendyperron.com/michio-ito-1893-to-1961/

Library of Congress. (n.d.). Works listing by title: T. Martha Graham Collection. https://www.loc.gov/collections/martha-graham/articles-and-essays/works-listing-by-title/t/

Suquet, A.  L’éveil des modernitĂ©s – une histoire culturelle de la danse (1870-1945)